Indépendance judiciaire des juges militaires

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En 2020, des juges militaires ont dû ordonner l’arrêt de quatre cours martiales (Edwards [en anglais], Crépeau, Fontaine et Iredale [en anglais]) après avoir déterminé qu’un ordre, émis par le chef d’état-major de la Défense nationale de l’époque, portait directement atteinte à leur indépendance judiciaire, enfreignant alors le droit des inculpés d’être jugés « par un tribunal indépendant et impartial » tel que garanti à l’alinéa 11d) de la Charte.

L’ordre en question déléguait au vice-chef d’état-major adjoint des Forces armées canadiennes (FAC) le pouvoir de porter des accusations disciplinaires contre les juges militaires, menaçant ainsi directement l’indépendance judiciaire de ces derniers. L’ordre en question a par la suite été suspendu par la chaîne de commandement, afin d’éviter qu’il n’engendre d’autres arrêts de procédure de cour martiale.

Malgré la suspension de l’ordre, une audience conjointe de trois inculpés des FAC a depuis soutenu que, dans le contexte militaire actuel, les juges militaires ne semblent pas bénéficier d’une indépendance judiciaire suffisante au sens de l’alinéa 11d) de la Charte (MacPherson, par. 18 [en anglais]).

Bien que la cour martiale ait éventuellement rejeté cet argument après une analyse complète de l’indépendance judiciaire des juges militaires, elle a tout de même reconnu l’importance d’aspirer à la confiance du public pour supporter l’indépendance judiciaire (MacPherson, par. 104 [en anglais]). Dans l’optique de clarifier le niveau d’indépendance judiciaire des juges militaires, cette Note de la Colline offre un aperçu des conditions essentielles établies par la Cour suprême du Canada pour la garantie de l’indépendance judiciaire et de leur application au système de justice militaire.

En quoi consiste l’indépendance judiciaire?

L’indépendance judiciaire est un principe fondamental au système de justice canadien. Notamment, elle permet non seulement aux juges de rendre des décisions libres d’influences ou d’ingérences extérieures, mais aussi aux justiciables d’avoir confiance dans l’administration de la justice.

La notion d’indépendance judiciaire vise à garantir la perception d’impartialité individuelle aussi bien que d’impartialité institutionnelle. C’est pourquoi il n’est pas suffisant que la magistrature et l’institution soient perçues indépendantes dans les faits (l’impartialité réelle); il faut qu’elles apparaissent l’être aussi aux yeux du public (l’impartialité visible).

La Cour suprême du Canada a établi les trois conditions essentielles de l’indépendance judiciaire aux paragraphes 27, 40 et 47 de l’arrêt Valente :

i. L’inamovibilité des juges – elle consiste à ce qu’un décideur réellement et visiblement indépendant ne puisse être destitué que pour une cause déterminée et raisonnable, évitant ainsi tout motif arbitraire.

ii. La sécurité financière – elle prévoit qu’un décideur n’est véritablement indépendant que si son traitement et sa rémunération sont prévus par la loi, de manière à être protégés de toutes ingérences arbitraires de l’exécutif.

iii. L’indépendance institutionnelle du tribunal – il s’agit de l’indépendance du tribunal relativement aux questions administratives ayant un effet direct sur l’exercice de ses fonctions judiciaires.

La Cour suprême a subséquemment spécifié que ces trois conditions essentielles nécessitent une analyse objective tenant compte du critère de la « personne raisonnable », c’est-à-dire une personne raisonnable et bien informée des dispositions législatives pertinentes et du contexte étant en mesure d’estimer que l’indépendance judiciaire n’est pas atteinte dans les circonstances en cause (Lippé).

Donc, ces trois conditions essentielles sont appliquées avec une insistance variante selon la nature, le rôle et le niveau hiérarchique de chaque tribunal. La Cour suprême a également adapté cette question au contexte militaire, à savoir si une personne raisonnable, bien au fait de la constitution et de l’organisation de la cour martiale générale, percevrait ce tribunal comme indépendant (Généreux).

L’évolution du principe d’indépendance judiciaire dans la jurisprudence et le contexte militaire

En 2019, le système de justice militaire a été reconnu par la Cour suprême comme étant « un partenaire à part entière du système de justice civile dans l’administration de la justice » (Stillman, par. 20). Cette affirmation concorde avec la toute première analyse de l’indépendance judiciaire dans le contexte militaire effectuée par la Cour suprême en 1980 (MacKay). Elle y reconnaissait notamment la nécessité de doter les FAC de décideurs experts et informés des circonstances uniques au contexte militaire.

Originalement, la Cour suprême exigeait que les tribunaux, en tant que pouvoir judiciaire, soient « complètement séparés » des pouvoirs exécutif et législatif (Beauregard). Cette conclusion a subséquemment été atténuée par l’arrêt Lippé, qui clarifiait que l’alinéa 11d) de la Charte ne vise pas à garantir une indépendance judiciaire « idéale », mais plutôt une indépendance raisonnablement visible pour une personne raisonnablement instruite dans les circonstances en cause.

Cette distinction permet d’accepter l’inévitable double rôle que doivent remplir les juges militaires, d’une part en tant qu’officiers des forces armées membres de la chaîne de commandement, et d’autre part en tant que décideurs judiciaires (MacKay et Généreux).

Étant donné le double statut de juge et d’officier des juges militaires, il est raisonnablement prévisible, et même souhaitable pour le bon fonctionnement des FAC, que le degré de l’indépendance judiciaire ne soit pas une indépendance « idéale », mais plutôt le respect des trois conditions essentielles de l’arrêt Valente (MacPherson).

Les composantes de l’indépendance judiciaire appliquées au contexte militaire

L’article 165.21 de la Loi sur la défense nationale (LDN) énonce les composantes de la nomination, la révocation et du mandat des juges militaires. Entre autres, cet article accorde au gouverneur en conseil le pouvoir de « nommer juge militaire tout officier qui est avocat inscrit au barreau d’une province et qui a été officier et avocat respectivement pendant au moins dix ans. »

L’inamovibilité

La LDN prévoit à l’article 165.21 qu’un juge militaire soit « nommé à titre inamovible, sous réserve d’une révocation motivée par le gouverneur en conseil sur recommandation du comité d’enquête sur les juges militaires (CEJM) ».

Le CEJM, formé de trois juges civils de la Cour fédérale, est la seule entité possédant le pouvoir d’enquêter, sur demande écrite du premier ministre, toutes questions liées à la révocation d’un juge militaire de la cour martiale.

Ainsi, sauf sur demande de révocation du CEJM, un juge militaire demeure en poste jusqu’à l’âge de 60 ans, soit l’âge de la retraite obligatoire des FAC, ou jusqu’à sa demande d’être libéré des FAC (article 165.21, LDN).

La sécurité financière

La question de la sécurité financière est prévue par les articles 165.33 de la LDN. Entre autres, ces articles assurent la mise en place du comité d’examen de la rémunération des juges militaires (le « Comité ») chargé d’examiner tous les quatre ans la rémunération des juges militaires.

Le Comité est constitué de trois membres nommés par le gouverneur en conseil sur le fondement de propositions émises par les juges militaires et par le ministre de la Défense nationale. Lors de son examen quadriennal, le Comité doit tenir compte de certains facteurs prédéterminés par la LDN, tels qu’entre autres l’état de l’économie au Canada et le coût de la vie, les besoins de recrutements des meilleurs officiers. À la fin de l’examen, le Comité remet au ministre de la Défense nationale, dans le délai fixé par ce dernier, un rapport faisant état de ses recommandations.

L’indépendance institutionnelle et administrative

La dernière condition est celle de l’indépendance institutionnelle exigeant que la cour martiale soit à l’abri de toute ingérence extérieure dans les fonctions administratives et judiciaires du tribunal. Ce principe est appuyé par la création du Cabinet du juge militaire en chef (CJMC).

Le CJMC, quoique financé par le budget de la Défense nationale, est un organisme fédéral indépendant et spécifiquement dédié à l’administration des cours martiales. Sa structure organisationnelle inclut :

  • un juge militaire en chef (JMC) chargé d’assurer l’indépendance judiciaire, ainsi qu’un juge militaire en chef adjoint qui exerce les mêmes tâches, en cas d’absence ou d’empêchement du JMC;
  • des juges militaires (actuellement trois);
  • un administrateur de la cour martiale responsable de la convocation des cours martiales selon les accusations portées par le Directeur des poursuites militaires, et des questions liées à l’administration du CJMC et à la supervision de son personnel, à l’exception des juges militaires.

Les juges militaires, quant à eux, sont tenus d’exercer toute fonction que leur confie le JMC dans la mesure où elle n’est pas incompatible avec leurs fonctions judiciaires (alinéa 165.23 (2), LDN).

Conclusion

En somme, le rôle des tribunaux canadiens, en tant qu’arbitres des litiges, interprètes du droit et défenseurs de la Constitution, exige qu’ils soient complètement séparés des pouvoirs exécutif et législatif. Toutefois, la Cour suprême a conclu que le contexte militaire nécessite une approche particulière permettant une certaine ingérence de la chaîne de commandement dans l’administration de la justice militaire.

Également, la Cour suprême croit que « [t]out comme le système civil de justice pénale, le système de justice militaire se développe et évolue en fonction de l’évolution du droit et de la société » (Stillman, par. 53). C’est pourquoi le troisième examen indépendant du système de justice militaire, effectué sous l’autorité de l’honorable Morris J. Fish, risque d’apporter de nouvelles considérations pour la garantie d’indépendance judiciaire. La date limite prévue pour le dépôt de ce rapport au Parlement est en juin 2021.

Auteure : Sabrina Charland, Bibliothèque du Parlement



Catégories :Lois, justice et droits

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