Le 15 août 2021, les talibans atteignent et pénètrent Kaboul sans opposition. Leur arrivée met fin à 20 ans de conflits et sonne par ailleurs le glas du gouvernement afghan reconnu par la communauté internationale. Dès lors, des préoccupations émergent sur les modes de gouvernance des talibans, et le doute s’installe quant à l’acheminement de l’aide internationale sur laquelle le pays compte tant.
Les craintes ne s’apaisent évidemment pas lorsque les talibans annoncent la mise en place d’un cabinet provisoire composé exclusivement d’hommes – des sympathisants talibans, pour la plupart – et dont les dirigeants sont visés par des sanctions internationales pour cause de terrorisme. Les craintes ne s’apaisent pas non plus lorsqu’on apprend que les femmes ont perdu l’accès à la sphère publique et qu’elles ne pourraient désormais plus accéder à des lieux comme les écoles secondaires ou leur milieu de travail.
Les préoccupations de la communauté internationale ont des conséquences tangibles pour l’Afghanistan, qui compte massivement sur l’aide extérieure depuis 2001 – soit depuis la chute des talibans à la suite de l’intervention militaire dirigée par les États‑Unis. À lui seul, le Canada a fourni au moins 3,6 milliards de dollars en aide internationale. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA), un organisme des Nations Unies, l’aide internationale représente plus de 70 % du budget non militaire du gouvernement afghan [en anglais]. Ces fonds – suspendus lorsque le gouvernement est tombé – permettent de payer des salaires et d’offrir des services continus.
Dans la foulée du retour au pouvoir des talibans, des observateurs préviennent que l’Afghanistan risque de vivre une crise humanitaire et de se retrouver en situation d’instabilité économique et financière. Des responsables du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) estiment que l’un des scénarios d’avenir possible pour l’Afghanistan est « la pauvreté universelle ». C’est dans ce nouvel horizon incertain que le Canada et ses alliés doivent définir leur niveau d’engagement auprès des nouveaux dirigeants de l’Afghanistan et la manière d’aider les Afghans dans le besoin.
Besoins de base
L’Afghanistan, un pays pauvre, enclavé et situé à la confluence du Moyen-Orient, de l’Asie méridionale et de l’Asie centrale, a connu une série de conflits qui s’y sont enfilés durant une quarantaine d’années. Récemment, les sécheresses et la pandémie de COVID-19 ont fragilisé un pays déjà mis à mal par les insurrections et les problèmes de déplacement.
Selon l’OCHA, près de la moitié de la population afghane – soit quelque 18,4 millions de personnes – avait déjà besoin d’aide humanitaire au moment de la chute du gouvernement le 15 août 2021. En septembre 2021, le Programme alimentaire mondial a signalé que 95 % des ménages en Afghanistan n’avaient pas ce qu’il fallait pour se nourrir.
Figure 1 – Nombre de personnes dans le besoin en Afghanistan
Source : Figure préparée par la Bibliothèque du Parlement à partir de données tirées de Nations Unies, Bureau de la coordination des affaires humanitaires, « Humanitarian Needs and Funding 2010-2021 » [en anglais], Humanitarian Data Exchange, base de données, consultée le 12 octobre 2021.
À l’échelle internationale, les donateurs promettent leur important soutien à la suite de l’appel à l’aide humanitaire des Nations Unies en septembre 2021. Toutefois, cet appel à l’aide ainsi que l’appel à l’aide annuel plus important qu’il viserait à compléter n’ont pas atteint les objectifs de financement et, de ce fait, les besoins cernés restent sous-financés. En date du 3 novembre 2021, le Canada était le pays ayant fourni le cinquième plus important montant déclaré de l’année en financement humanitaire [en anglais] à destination de l’Afghanistan, derrière les États-Unis, la Commission européenne, le Fonds central d’intervention d’urgence de l’ONU et le Japon.
Climat de fonctionnement complexe
Ce n’est pas la première fois que le système humanitaire doit trouver des façons de venir en aide aux populations vulnérables dans un pays visé par des sanctions où il faut agir sans offrir de la légitimité ou du soutien politique au groupe au pouvoir. Par rapport à des pays comme la Syrie et le Yémen, la situation de l’Afghanistan est toutefois plus complexe en raison de l’effet combiné des trois aspects suivants : les talibans exercent un contrôle efficace du territoire afghan, le pays est l’héritier d’un appareil étatique édifié avec l’important soutien de gouvernements occidentaux, et les dirigeants talibans font l’objet de sanctions liées au terrorisme.
Comme les États-Unis, le Canada a imposé ses propres sanctions au Taliban, en plus de celles imposées par le Conseil de sécurité des Nations Unies à des personnes et entités désignées. En septembre 2021, le gouvernement des États-Unis a émis deux licences générales – ou exemptions – pour permettre l’acheminement continu de l’aide humanitaire [en anglais] à la population afghane par l’intermédiaire d’une liste d’organisations comprenant des organismes des Nations Unies et la Croix-Rouge.
Cependant, une analyse des situations passées publiée par l’International Peace Institute montre toutefois que les sanctions peuvent avoir des conséquences imprévues [en anglais]. Ainsi, les opérations peuvent être retardées ou réduites en raison de complexités administratives et légales ou parce que les institutions financières et les entreprises, dont les organisations humanitaires dépendent, veulent éviter de prendre des risques dans le contexte du régime de sanctions.
Même lorsque les fonds et l’approvisionnement atteignent des organisations de confiance sur le terrain, la distribution demeure préoccupante. En raison de l’histoire des talibans, on s’inquiète notamment de savoir si les organisations pourront offrir toute la gamme de leurs services, notamment ceux qui visent à répondre à la violence fondée sur le sexe, et on se demande également si les travailleuses seront autorisées [en anglais] à poursuivre le travail humanitaire, en particulier les Afghanes.
En même temps, certaines opérations pourraient se concrétiser si les conditions de sécurité au pays demeurent stables, y compris la campagne de vaccination contre la polio [en anglais] qui, selon l’Organisation mondiale de la Santé « sera la première en plus de trois ans à rejoindre tous les enfants de l’Afghanistan » [traduction].
Engagement pratique et responsabilité : trouver l’équilibre
Même si la communauté internationale reconnaît la nécessité d’éviter une catastrophe humanitaire en Afghanistan, l’acheminement des fonds – outre les fonds de secours en cas d’urgence – demeure incertain. Cette incertitude s’explique par le fait que l’aide au développement – l’autre volet important de l’aide internationale – attire généralement des donateurs beaucoup plus près des institutions gouvernementales et exige généralement aussi une forme de partenariat ou, à tout le moins, des échanges réguliers.
Les réserves afghanes détenues aux États-Unis ont été gelées. Le financement de la Banque mondiale et celui du Fonds monétaire international ont aussi été suspendus, ce qui comprend le Fonds d’affectation spéciale pour la reconstruction de l’Afghanistan [en anglais] de la Banque mondiale qui constitue à lui seul 30 % du budget civil de l’Afghanistan et auquel le Canada a versé près de 890 millions de dollars américains depuis 2002.
Le Groupe des Sept a adopté une approche conditionnelle pour la reconnaissance du nouveau gouvernement provisoire. Le Groupe insiste sur le fait que tout futur gouvernement en Afghanistan devra non seulement adhérer aux obligations internationales pour prévenir le terrorisme, mais également « protéger les droits de la personne de toute la population afghane, en particulier ceux des femmes, des enfants et des minorités ethniques et religieuses ». Jusqu’ici, les talibans n’ont pas adopté une attitude pour respecter ces conditions.
Après l’évacuation militaire à l’aéroport de Kaboul, la plupart des gouvernements occidentaux ont déplacé leurs activités diplomatiques au Qatar ou ailleurs. Certains pays toutefois – comme la Chine, le Pakistan et la Russie – semblent avoir maintenu leur présence diplomatique en Afghanistan.
Ces trois pays, ainsi que l’Iran, l’Inde, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan, après avoir rencontré les représentants talibans à Moscou le 20 octobre 2021, ont exigé d’autres mesures pour la formation d’un gouvernement afghan qui « refléterait de façon adéquate les intérêts des grandes forces ethnopolitiques du pays » [traduction]. En même temps, la déclaration commune [en anglais] suggérait « que tout engagement auprès de l’Afghanistan devra tenir compte de la nouvelle réalité, soit celle de l’arrivée au pouvoir des talibans, sans égard à la reconnaissance officielle du nouveau gouvernement afghan par la communauté internationale » [traduction].
Les grandes dynamiques politiques évoluent lentement et prudemment depuis août 2021, mais tout porte à croire que les conditions en Afghanistan se sont détériorées [en anglais] de façon rapide et substantielle.
Le système des Nations Unies travaille à conclure des ententes pour prévenir la rupture des services de base sans toutefois acheminer des fonds par l’entremise des talibans. Le PNUD a annoncé qu’il utilisera les contributions actuelles ainsi que celles qu’il espère obtenir [en anglais] par l’intermédiaire du tout nouveau Fonds d’affectation spéciale pour la reconstruction de l’Afghanistan. L’objectif : soutenir l’activité communautaire en offrant des subventions aux microentreprises, financer des projets visant les sans‑emploi, offrir un revenu de base temporaire aux personnes handicapées, etc. Le PNUD précise que l’aide sera offerte directement aux bénéficiaires. En outre, il dit adopter une « approche humanitaire+ [en anglais]» [traduction], ce qui pourrait montrer qu’on brouille les lignes entre ce que constitue l’aide humanitaire et l’aide au développement, dans un contexte où les services sont considérablement réduits.
Prochaines décisions
Comme le montrent les évaluations de l’aide offerte à l’Afghanistan après 2001 par les États-Unis, le Canada et d’autres pays, les résultats en matière de développement sont difficiles à obtenir et à maintenir, même en présence de fonds importants. Bon nombre des défis que vit l’Afghanistan depuis des années persistent. Les décideurs doivent maintenant relever le défi d’essayer de préserver les progrès chèrement acquis en près de 20 ans d’efforts sans compromettre nos principes fondamentaux.
Lectures additionnelles
Douzième rapport de l’Équipe d’appui analytique et de surveillance des sanctions, présenté en application de la résolution 2557 (2020) du Conseil de sécurité concernant les talibans et les personnes et entités qui leur sont associées dans la menace qu’ils constituent pour la paix, la stabilité et la sécurité de l’Afghanistan, Conseil de sécurité des Nations Unies, S/2021/486, 1er juin 2021.
Programme alimentaire mondial, La moitié de la population en Afghanistan face à une faim aiguë alors que les besoins humanitaires augmentent pour attendre des niveaux records, communiqué, 25 octobre 2021.
United States, Senate Committee on Banking, Housing, and Urban Affairs, Full Committee Hearing: Afghanistan’s Future: Assessing the National Security, Humanitarian and Economic Implications of the Taliban Takeover, 5 octobre 2021 [en anglais].
Commission européenne, Afghanistan : la Commission annonce un ensemble de mesures d’aide aux Afghans d’un milliard d’euros, communiqué, 12 octobre 2021.
Auteurs : Allison Goody et Scott McTaggart, Bibliothèque du Parlement
Catégories :Affaires internationales et défense, Économie et finances