À la page 200 du Budget 2021, il y a un petit paragraphe qui pourrait avoir des profondes implications. Le gouvernement du Canada y a annoncé qu’il entamerait bientôt des consultations sur une nouvelle mesure de tarification du carbone, connue sous le nom d’« ajustement à la frontière pour le carbone ».
En termes simples, un ajustement à la frontière pour le carbone – ou AFC – est un moyen d’appliquer la tarification du carbone au commerce international. Son objectif principal est « d’assurer des règles du jeu équitables » entre les entreprises des pays qui appliquent une tarification du carbone et celles des pays qui ne le font pas.
Les AFC ont été étudié pendant de nombreuses années, mais jusqu’à récemment, peu de gouvernements avaient sérieusement envisagé de les adopter. Aujourd’hui, alors que les pays recherchent des outils supplémentaires pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES), la mise en œuvre des AFC suscite un soutien accru. Le Canada n’est pas le seul pays à étudier cette politique. Aux États-Unis, le président Joe Biden serait « particulièrement intéressé [en anglais] » par les AFC, tandis que l’Union européenne pourrait mettre en œuvre son propre AFC dès 2023.
Origine de l’idée
Bien que la tarification du carbone soit généralement considérée comme la politique la plus rentable pour réduire les émissions de GES, elle crée de nouveaux coûts pour les industries qui produisent beaucoup d’émissions. Cela signifie que lorsqu’un pays impose un prix du carbone plus élevé que ses voisins, ses industries pourront avoir plus de mal à concurrencer les entreprises étrangères. Ces coûts peuvent même encourager la « fuite de carbone », qui se produit lorsque des entreprises locales vont s’implanter là où le contrôle des émissions est moins strict.
L’un des moyens de réduire le risque de fuite de carbone consiste à fixer des prix mondiaux pour le carbone. Les pays qui ont signé l’Accord de Paris en 2015 ont accepté d’adopter ce genre d’approche en créant un « marché mondial du carbone ». Cependant, ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur son fonctionnement.
En l’absence d’une solution commune, les gouvernements étudient d’autres politiques qui inciteront les entreprises à réduire leurs émissions et n’encourageront pas la fuite de carbone. Ils recherchent également des politiques qui répondent aux préoccupations relatives aux coûts engendrés par la tarification du carbone. Les AFC font partie de ces politiques.
Comment fonctionnent les ajustements à la frontière pour le carbone
Les AFC appliquent un « ajustement » – soit une redevance, soit un remboursement – aux biens échangés, en fonction de leurs émissions estimées de GES. Cet ajustement permet de tenir compte de la différence entre les politiques de réduction des émissions dans le monde.
De cette façon, les AFC rendent moins attrayante la délocalisation des entreprises vers des pays où le contrôle des émissions est moins strict, puisque leurs produits seraient soumis à un prix du carbone lorsqu’ils sont exportés vers un pays appliquant des AFC.
Les AFC peuvent s’appliquer aux importations, aux exportations ou aux deux. Par exemple, si le Canada appliquait un AFC aux importations, l’ajustement pourrait refléter la différence entre le prix du carbone au Canada et le prix du carbone dans le pays d’où provient le produit importé.
Si le Canada appliquait un AFC aux exportations, l’ajustement pourrait rembourser au fabricant tout prix du carbone qui a été appliqué au produit au Canada.
Les AFC s’appliqueraient probablement aux produits industriels générant de fortes émissions comme l’acier, l’aluminium, le ciment et les produits pétroliers raffinés.
Un ajustement canadien à la frontière pour le carbone?
Le Canada n’utilise pas les AFC. Cependant, le gouvernement fédéral a adopté l’une des principales politiques de substitution à un AFC, connue sous le nom d’allocation fondée sur le rendement, ou tarification fondée sur le rendement.
Le prix fédéral du carbone au Canada comporte deux éléments : une redevance sur les combustibles, payée par les consommateurs, et un système de tarification fondé sur le rendement (connu sous le nom de STFR) pour l’industrie lourde.
Le STFR impose à certaines entreprises industrielles de payer un prix pour le carbone si elles dépassent un seuil d’émissions. Les entreprises qui émettent moins que la valeur de référence obtiennent des crédits qu’elles peuvent échanger avec d’autres entreprises ou conserver pour une utilisation future. Ce système est moins coûteux pour les entreprises qu’une tarification directe du carbone, mais il les incite moins à réduire leurs émissions.
Si le Canada adoptait les AFC, ceux‑ci pourraient compléter le système fédéral actuel, voire en remplacer certaines parties (Figure 1). Le Canada pourrait également établir un AFC en collaboration avec ses partenaires commerciaux.
Figure 1 – Systèmes actuels et possibles de tarification du carbone au Canada
Source : Graphique préparé par la Bibliothèque du Parlement, 2021.
Concevoir des ajustements à la frontière pour le carbone
La création d’un AFC n’est pas une tâche facile. Pour fixer le prix des émissions, il faut les mesurer, ce qui est difficile à faire pour les biens échangés, car les processus de fabrication varient dans le monde et de nombreux produits sont fabriqués avec des intrants provenant de différents pays.
Un AFC doit également respecter les obligations commerciales internationales du Canada. En général, ces obligations empêchent le Canada d’adopter des politiques qui réservent aux produits étrangers un traitement moins favorable qu’aux produits nationaux.
Si un AFC ne répondait pas à ces critères, il pourrait néanmoins bénéficier d’une exception. Le droit commercial international contient plusieurs exceptions, notamment en ce qui concerne la politique environnementale. Pour bénéficier de cette exception, un AFC doit être :
- « nécessaire à la protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou à la préservation des végétaux », ou se rapporter à « la conservation des ressources naturelles épuisables »; et
- être envisagé de bonne foi, ne pas être arbitraire et ne pas constituer une « restriction déguisée au commerce international ».
Lors de la conception d’un AFC, il peut être utile à réfléchir aux questions suivantes :
- Quelle est la portée de l’AFC? Un AFC peut s’appliquer aux importations, aux exportations, ou aux deux. Il est également nécessaire de décider quelles industries sont concernées par l’AFC, et si certains partenaires commerciaux en sont exemptés.
- Comment l’AFC mesure-t-il les émissions? Un AFC pourrait mesurer les émissions associées à la production d’un bien, ou même les émissions générées par l’extraction des ressources nécessaires pour produire ce bien. Il serait également important de trouver un moyen de tenir compte de l’intensité différente des émissions générées par les industries de différents pays, et des écarts entre les meilleurs et les moins bons acteurs de ces industries.
- Comment l’AFC tient-il compte des mesures prises dans d’autres pays? Un AFC doit être ajusté en fonction des politiques climatiques ou de la tarification du carbone des partenaires commerciaux du pays qui l’établit. Cela serait plus équitable et pourrait réduire le risque que les pays exercent des représailles contre le pays qui adopte un AFC.
- Comment utiliser les recettes provenant de l’AFC? Selon l’objectif du gouvernement, celui-ci pourrait utiliser les recettes provenant d’un AFC au Canada ou envoyer les fonds aux pays qui sont touchés par l’AFC.
Effets des ajustements à la frontière pour le carbone
Les AFC auront des effets différents selon la façon dont ils sont conçus, mais il est possible de tirer quelques conclusions générales sur leurs répercussions.
La recherche indique que les AFC pourraient réduire la fuite de carbone plus efficacement que les autres politiques, comme la tarification fondée sur le rendement. Les AFC pourraient également contribuer à atténuer certains des problèmes de compétitivité causés par une tarification du carbone plus élevée que dans d’autres pays.
Toutefois, les résultats de l’un des seuls AFC appliqués sur le terrain, en Californie [en anglais], indiquent que, pour éviter la fuite de carbone, un AFC doit dissuader les entreprises d’exporter leurs produits qui génèrent de fortes émissions vers des pays où il n’y a pas de tarification du carbone.
Les chercheurs ont émis une autre mise en garde. Ils ont fait remarquer que les AFC seront probablement adoptés par les pays les plus riches. Il est donc plus probable que les AFC pénalisent les biens à plus forte intensité de carbone provenant des pays en développement, ce qui nuira à la croissance économique de ces pays.
Les décideurs politiques pourraient contribuer à résoudre ce problème en envoyant les recettes provenant des AFC vers les pays les plus touchés par la politique, ou en investissant l’argent dans le développement durable à l’étranger.
Conclusion
Les gouvernements du monde entier s’engagent de plus en plus à réduire leurs émissions. Cependant, ils sont tout aussi déterminés à ne pas donner l’avantage aux concurrents dont les règles sont moins strictes. Les AFC visent à relever ces deux défis, ce qui explique en partie l’intérêt sans précédent que suscite cette politique. Même si les AFC n’apparaîtront pas dans le monde entier dans un avenir immédiat, le raisonnement qui les a inspirés restera valable.
Lectures complémentaires
Angelo Katsoras, Banque nationale du Canada, Vers une inévitable taxe carbone aux frontières?, 22 mars 2021.
Parlement européen, Commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire, Rapport : vers un mécanisme européen d’ajustement des émissions de carbone aux frontières compatible avec l’OMC, A9-0019/2021, 15 février 2021.
Auteur : Ross Linden-Fraser, Bibliothèque du Parlement
Catégories :Agriculture, environnement, pêches et ressources naturelles, Économie et finances