Le respect des droits de la personne dans les situations d’urgence

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Le 1 avril 2020, 14h00

(Available in English: Human Rights in Emergency Situations)

En plus de s’acquitter de leurs obligations en temps de paix, les États ont le devoir de veiller au maintien et au respect des droits de la personne en temps de guerre et dans les situations d’urgence nationale. Toutefois, lorsque des nations font face à de graves menaces, elles peuvent suspendre unilatéralement certains droits en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) que le Canada a ratifié.

La suspension des droits doit être exceptionnelle, temporaire et se faire aux conditions suivantes :

  • le gouvernement doit avoir proclamé officiellement l’état d’urgence;
  • toutes les mesures dérogeant aux dispositions du Pacte doivent être strictement exigées par la situation et être proportionnelles aux exigences de celle-ci;
  • les mesures ne doivent pas entraîner de discrimination fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l’origine sociale;
  • le retour à la pleine protection des droits de la personne doit être l’objectif de toute suspension de droits;
  • l’état d’urgence déclaré ne peut être prolongé au-delà de ce qui est nécessaire pour rétablir la stabilité.

Les déclarations d’état d’urgence doivent se faire [en anglais seulement] conformément au droit interne de l’État, qui régit ces déclarations et l’exercice des pouvoirs connexes en matière d’interventions d’urgence.

Les droits prévus par le PIDCP susceptibles d’être suspendus comprennent le droit de circuler librement, le droit à la vie privée, la liberté d’expression et certaines garanties concernant l’administration de la justice. Le PIDCP définit néanmoins certains droits absolus qui ne peuvent être suspendus, même pendant un état d’urgence déclaré, comme le droit à la vie, le droit de ne pas être torturé ainsi que la liberté de pensée, de conscience et de religion.

Les droits protégés par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (comme le droit à l’alimentation, à la santé et à l’éducation) ne sont pas soumis à des mécanismes de suspension semblables. Les obligations qu’ont les États d’assurer progressivement l’exercice de ces droits permettent une certaine adaptation aux circonstances, mais les États doivent s’acquitter de ces obligations sans descendre en dessous des niveaux essentiels minimaux.

1. Situations d’urgence au Canada

Au Canada, les situations d’urgence peuvent être déclarées au niveau municipal, provincial, territorial ou fédéral. Au niveau fédéral, les situations d’urgence sont régies par la Loi sur les mesures d’urgence promulguée en 1988. Pour en savoir plus sur les dispositions de cette loi, vous pouvez consulter la Note de la Colline de la Bibliothèque du Parlement intitulée Les pouvoirs du gouvernement fédéral en cas d’urgence de santé publique.

La Loi sur les mesures d’urgence a remplacé la Loi sur les mesures de guerre, qui avait été critiquée pour avoir permis l’application de mesures brimant injustement les droits de la personne, comme l’internement de « sujets de pays ennemis » durant les deux guerres mondiales, ainsi que l’arrestation et l’incarcération sans mandat de centaines de personnes pendant la crise d’octobre 1970, au Québec.

La Loi sur les mesures d’urgence reconnaît explicitement l’importance de continuer à respecter les droits de la personne durant les situations de crise, en indiquant que toutes les mesures prises en application de cette loi sont soumises aux dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte ») et la Déclaration canadienne des droits et qu’elles doivent respecter le PIDCP . De plus, l’article 4 de cette loi interdit au gouvernement de modifier ses dispositions durant une situation d’urgence, ainsi que tout internement de citoyens canadiens ou de résidents permanents « qui seraient fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques ».

Conformément à ce que prévoit le PIDCP, la Loi sur les mesures d’urgence exige du gouvernement fédéral qu’il fasse une déclaration pour toutes les situations de crise nationale, y compris les sinistres, qui peuvent être causés par « des maladies affectant les humains ». La Loi impose plusieurs limites et exigences aux déclarations concernant ces situations d’urgence. Les déclarations de sinistre cessent d’avoir effet après 90 jours, sauf abrogation ou prorogation antérieure en conformité avec la Loi. Le gouvernement fédéral peut prendre des mesures dans certains domaines précisés dans la Loi, qui sont nécessaires pour faire face à la situation d’urgence, et ces mesures doivent être réexaminées si la déclaration est prolongée au-delà de 90 jours.

Les déclarations de situation de crise doivent être approuvées par le Parlement. Les Parlementaires peuvent aussi déposer une motion visant à abroger ou modifier une déclaration ainsi que ses décrets et règlements d’application, sous réserve du respect de certaines conditions. Enfin, les mesures prises pendant qu’une déclaration est en vigueur doivent être revues périodiquement par un comité d’examen parlementaire constitué de représentants des deux Chambres.

Une fois la situation de crise passée, le gouvernement est tenu de faire une enquête sur les circonstances qui ont donné lieu à la déclaration et les mesures prises pour faire face à cette crise. Il doit déposer un rapport d’enquête devant le Parlement.

2. La Charte canadienne des droits et libertés dans le contexte d’une pandémie

La déclaration d’une situation de crise au niveau provincial, territorial ou fédéral dans le contexte d’une pandémie a des répercussions importantes sur les droits de la personne garantis par la Charte. Par exemple, les mesures visant à interdire les rassemblements dans les lieux publics ainsi que dans les résidences des gens pourraient porter atteinte à la liberté de réunion pacifique, garantie par l’article 2c) de la Charte. La liberté de religion, protégée par l’article 2a), pourrait également être touchée par des ordonnances interdisant les services religieux dans le but d’empêcher les grands rassemblements.

Les décisions consistant à suspendre les déplacements non essentiels d’un pays à un autre ou d’une province à une autre pourraient brimer la liberté de circulation prévue à l’article 6; l’auto-isolement obligatoire ainsi que les quarantaines forcées pourraient également restreindre le droit à la liberté de sa personne garanti par l’article 7 de la Charte; et les reports de procédures judiciaires [en anglais seulement] pourraient porter atteinte au droit de tout inculpé d’être jugé dans un délai raisonnable, comme le garantit l’article 11b).

Il convient de souligner que l’article 1 de la Charte précise que ces droits ne doivent être « restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». De plus, l’article 33 permet au Parlement ou à une assemblée législative provinciale ou territoriale de déclarer qu’une loi a effet « indépendamment » d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 de la Charte. Les mesures d’urgence prises pour faire face à une pandémie qui pourraient faire l’objet d’une contestation en vertu de la Charte pourraient être défendues sur ces bases.

3. Le droit à la vie privée dans le contexte d’une pandémie

Bien que le droit à la vie privée soit un droit reconnu dans le PIDCP, il n’est pas énoncé explicitement dans la Charte. Le droit à la vie privée est néanmoins protégé en vertu du droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives (article 8), et il est considéré comme étant une composante du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne (article 7). Des mesures de protection en matière de vie privée se retrouvent également dans les lois fédérales et provinciales en matière de protection des renseignements personnels, auxquelles la Cour suprême du Canada a accordé un statut quasi constitutionnel (Alberta c. Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce).

Selon le commissaire à la protection de la vie privée du Canada, « les lois sur la protection des renseignements personnels comprennent plusieurs dispositions visant la collecte, l’utilisation et la communication de renseignements personnels dans le contexte d’une crise sanitaire ». Si l’état d’urgence est déclaré, les pouvoirs en la matière peuvent être étendus et devenir très larges.

Beaucoup de pays ont déjà commencé à utiliser des outils de suivi [en anglais seulement] pour recueillir des données sur leurs citoyens afin de suivre la progression et la propagation de la COVID-19. Certaines de ses initiatives ont mené a de très bons résultats, comme en Corée du Sud [en anglais seulement], alors que d’autres, comme en Israël [en anglais seulement], ont semé la controverse. Le gouvernement canadien a jusqu’à présent refusé de recourir à de tels outils, quoique le premier ministre n’ait pas exclu la possibilité d’utiliser les données de géolocalisation des téléphones cellulaires [en anglais seulement] afin de lutter contre la propagation du virus.

Si une surveillance exercée par l’État devait avoir lieu au Canada, celle-ci devrait être faite en conformité aux lois applicables (que ce soit la Loi sur les mesures d’urgence ou les lois sur la protection des renseignements personnels). Toute surveillance devrait aussi s’efforcer d’être proportionnée et d’être la moins intrusive possible. Plus important encore, il est peu probable que toute érosion du droit à la vie privée qui pourrait avoir lieu pendant la pandémie fasse place à la normalisation des intrusions de l’État dans la vie privée des gens une fois la situation de crise terminée.

Ressources supplémentaires

Amnistie Internationale, Réponses à la COVID-19 et aux obligations des États en matière de droits humains : Observations préliminaires, 16 mars 2020.

Brenda McPhail, « Public Health, Pandemic and Privacy » Association canadienne des libertés civiles, 19 mars 2020 [en anglais seulement].

Brendan Naef, Encadrer la surveillance exercée par les États : Concilier l’utilisation des technologies de vidéosurveillance avec les obligations en matière de respect des droits de la personne, Notes de la Colline, Bibliothèque du Parlement, 16 mars 2020.

Eric S. Block et Adam Goldenberg, « COVID-19: Can they do that? Part II: The Emergencies Act », McCarthy Tetrault, 18 mars 2020 [en anglais seulement].

Comité des droits de l’homme, Observation générale n° 29, États d’urgence (art. 4), document de l’ONU CCPR/C/21/Rev.1/Add.11, 2001.

John Lindsay, « The power to react: review and discussion of Canada’s emergency measures legislation », The International Journal of Human Rights, 20 mars 2014 [en anglais seulement].

Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, La protection de la vie privée et l’éclosion de la COVID-19, mars 2020.

Sean Fine, « How measures to contain COVID-19 may clash with Canadians’ Charter rights », The Globe and Mail, 17 mars 2020 [en anglais seulement].

Sonya Norris et Isabelle Brideau, Les pouvoirs du gouvernement fédéral en cas d’urgence de santé publique, Notes de la Colline, Bibliothèque du Parlement, 23 mars 2020.

Auteurs : Alexandra Smith, Brendan Naef and Alexandra Savoie, Bibliothèque du Parlement 



Catégories :COVID-19, Information et communications, Lois, justice et droits, Santé et sécurité

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