(Available in English: Supreme Court of Canada: Environmental Obligations First, Creditors Second)
Dans une décision rendue le 31 janvier dernier dans l’affaire Orphan Wells Association c. Grant Thornton Ltd, la Cour suprême du Canada (la Cour) a décidé que les entreprises pétrolières et gazières qui font faillite doivent « s’acquitter de [leurs] obligations environnementales provinciales avant de rembourser [leurs] créanciers. »
Orphan Wells Association c. Grant Thornton Ltd : mise en contexte et décision
Redwater, une entreprise pétrolière et gazière de l’Alberta, a fait faillite en 2015. À ce moment, l’entreprise était propriétaire d’installations pétrolières et gazières qui comprenaient 19 puits en activité et 72 autres inactifs ou taris.
Selon la loi albertaine, les entreprises pétrolières et gazières sont responsables de démanteler les puits qu’elles n’exploitent plus et de remettre les terrains en état. Dans le cas de Redwater, les coûts pour exécuter ces obligations de fin de vie utile auraient excédé la valeur de l’entreprise. Par conséquent, le syndic chargé de la faillite de Redwater, la firme Grant Thornton Ltd, a décidé de ne pas prendre possession des puits inactifs pour lui éviter d’avoir à s’acquitter de ces obligations, comme il croyait que la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (LFI) lui permettait de le faire. Aussitôt, l’Alberta Energy Regulator a émis une ordonnance obligeant le syndic à démanteler les puits inactifs et à remettre les terrains en état. Le syndic était d’avis que l’ordonnance constituait une réclamation dans le cadre de la faillite et que les coûts qui en découlaient devaient être payés après le remboursement des créances prioritaires, selon l’ordre de priorité établi par la LFI.
La Cour suprême du Canada en a toutefois décidé autrement. Dans sa décision, la Cour a précisé que si la LFI permettait au syndic de ne pas prendre possession de certains biens pour éviter d’en être personnellement responsable, le syndic devait tout de même exécuter les obligations environnementales de l’entreprise à même les actifs de cette dernière.
Quant à l’ordonnance de démantèlement et de remise des terrains en état, la Cour a déterminé que les obligations qui en découlent ne peuvent être assujetties au processus de liquidation de la LFI. En effet, la Cour a jugé que l’ordonnance ne peut être assimilée à une réclamation dans le cadre de la faillite vu l’impossibilité de prévoir un quelconque avantage financier pour l’Alberta Energy Regulator. Ce faisant, les obligations de fin de vie de Redwater ont été exclues du processus de liquidation et doivent maintenant être exécutées par le syndic avant le paiement des dettes de l’entreprise.
Dans sa décision, la Cour a rappelé qu’une obligation environnementale – telle qu’une ordonnance de démantèlement et de remise en état – est assimilée à une réclamation assujettie au processus de liquidation de la LFI que lorsque les trois conditions énoncées en 2012 dans l’affaire Terre‑Neuve‑et‑Labrador c. AbitibiBowater Inc. sont remplies : premièrement, on doit être en présence d’une dette, d’un engagement ou d’une obligation envers un créancier; deuxièmement, la dette, l’engagement ou l’obligation doit avoir pris naissance avant que le débiteur ne devienne failli; troisièmement, il doit être possible d’attribuer une valeur pécuniaire à cette dette, cet engagement ou cette obligation. Par le passé, parce que certaines obligations environnementales entraînent un engagement financier envers les autorités réglementaires, les tribunaux ont souvent jugés que des ordonnances de remise en état devaient être payées selon l’ordre de priorité établi par la LFI.
L’enjeu des puits orphelins et inactifs en Alberta
La décision de la Cour suprême du Canada dans cette affaire soulève la question de savoir qui doit assumer la responsabilité du fardeau financier lié au démantèlement et à la remise en état des puits de pétrole et de gaz inactifs lors de procédures d’insolvabilité. Il s’agit d’une question importante puisque la baisse des prix du pétrole brut survenue en 2014-2015 a contribuée à l’augmentation du nombre d’entreprises en situation d’insolvabilité étant incapables de remplir leurs obligations de fin de vie envers leurs puits inactifs. Comme le montre la figure 1, l’inventaire de puits orphelins en Alberta a subi une hausse marquée, en lien notamment avec des faillites d’entreprises du secteur pétrolier et gazier. Par exemple, à la suite de la faillite de Lexin Resources en 2017, 1 117 puits ont été transférés [en anglais seulement] à la Orphan Well Association.
Figure 1 – Inventaire des puits orphelins à démanteler ou à remettre en état et nombre de faillites dans le secteur de l’extraction du pétrole et du gaz en Alberta, 2012–2013 à 2017–2018
Notes : Un puits orphelin est celui pour qui plus aucune entité n’a les moyens, sur le plan légal ou financier, d’assumer les obligations de fin de vie. En Alberta, celui-ci est alors transféré à l’Orphan Well Association.
L’année fiscale de la Orphan Well Association se termine le 31 mars.
Le graphique montre le nombre de faillites en Alberta pour les entreprises du secteur économique 211113 (extraction de pétrole et de gaz par des méthodes classiques) du Système de classification des industries de l’Amérique du Nord.
Sources : Figure préparée par les auteurs à partir des données de la Orphan Well Association, « Supreme Court of Canada Decision on Redwater Energy Appeal » [en anglais seulement], communiqué de presse, 31 janvier 2019; et Bureau du surintendant des faillites, Statistiques sur l’insolvabilité au Canada selon le Système de classification des industries de l’Amérique du Nord (SCIAN)
En outre, selon l’Alberta Energy Regulator, la province comptait, en date du 20 février 2019, près de 90 000 puits inactifs n’ayant pas été démantelés. En 1994, ce nombre n’était que d’approximativement 30 000. Une étude [en anglais seulement] publiée par la School of Public Policy de l’Université de Calgary note que le coût lié au démantèlement et à la remise en état d’un puits peut varier de 50 000 à plusieurs millions de dollars. Malgré que ces puits puissent, en théorie, être réactivés s’il devenait rentable de le faire, l’étude suggère qu’une vaste majorité de ces puits vont demeurer inactifs indéfiniment. En effet, il n’existe pas de délai maximal pour procéder à leur démantèlement et à la remise en état des terrains. Pour les communautés avoisinantes, ces puits inactifs comportent certains risques sécuritaires et environnementaux, ainsi qu’un coût d’opportunité lié à l’inutilisation des terrains qu’ils occupent.
Carte 1 – Puits orphelins en Alberta
Sources : Carte préparée par la Bibliothèque du Parlement, Ottawa, 2019, à l’aide de données tirées de : Ressources naturelles Canada (RNCan), Limites administratives au Canada – Série CanVec, Entités administratives, 1:5M, Ottawa, RNCan, 2018; Ressources naturelles Canada (RNCan), Modèle numérique d’élévation du Canada, Ottawa, RNCan, 2015; Environnement et Changement climatique Canada (ECCC), Indicateurs des aires protégées – Aires protégées, Canada, Ottawa, ECCC, 2016; Alberta Energy Regulator, ST37: List of Wells in Alberta [en anglais seulement], 1er mars 2019; Orphan Well Association, Orphan Wells to be Abandoned [en anglais seulement] et OWA Reclamation Sites [en anglais seulement], 28 janvier 2019. Le logiciel suivant qui contient de l’information visée par la Licence du gouvernement ouvert – Canada a aussi été utilisé : Esri, ArcGIS Pro, version 2.3.0.
Impacts potentiels de la décision
La décision de la Cour risque de restreindre l’accès au crédit aux entreprises des secteurs pétrolier et gazier. Un prêteur qui accorde du crédit à une entreprise tient compte du montant qu’il pourrait éventuellement être en mesure de récupérer advenant que celle-ci entame des procédures d’insolvabilité. Comme la décision de la Cour pourrait résulter en de plus grandes pertes pour les prêteurs lors de procédures d’insolvabilité, ceux-ci pourraient être enclins à restreindre l’accès au crédit aux entreprises ayant des obligations de fin de vie, notamment celles dont la valeur de leurs obligations représente une proportion élevée de leurs actifs. La décision pourrait également inciter les prêteurs à exiger de ces entreprises qu’elles remplissent leurs obligations de fin de vie plus rapidement qu’actuellement, afin d’éviter que ces obligations s’accumulent et augmentent le risque de non-paiement lors d’une faillite.
La décision pourrait aussi restreindre le recours au processus de faillite prévu par la LFI. Dans leur mémoire à la Cour, certains intervenants, notamment Grant Thornton Limited [en anglais seulement] et l’Association canadienne des professionnels de l’insolvabilité et de la réorganisation [en anglais seulement], ont affirmé que d’accorder la priorité aux obligations de fin de vie lors d’une faillite pourrait amener les syndics de faillite à refuser des mandats de faillite d’entreprises qui ont de telles obligations. Ultimement, cela entraînerait une hausse du nombre de puits orphelins. Cette situation résulterait du risque que la totalité des actifs du failli soient utilisés pour couvrir les obligations de fin de vie, de sorte qu’il n’en resterait plus pour payer les frais du syndic. Dans sa décision, la Cour a rejeté cet argument indiquant qu’il était déjà bien établi en Alberta que certaines obligations environnementales demeuraient liées aux actifs du failli et que cet état de fait n’avait pas mené des syndics à refuser des mandats.
En somme, il reste à déterminer si les impacts de cette décision se limiteront au secteur pétrolier et gazier albertain. En effet, en Saskatchewan par exemple, le nombre de puits inactifs a également augmenté au cours des dernières années. De plus, dans d’autres secteurs, comme celui des mines, des entreprises peuvent avoir des obligations environnementales qui, en cas de faillite, pourraient devoir être réalisées avant que ne soit réglé les réclamations de leurs créanciers.
En outre, étant donné que la disposition de la LFI permettant aux syndics de se départir de certains biens du failli sème beaucoup de confusion, la Cour suprême du Canada a suggéré que le Parlement pourrait fort bien vouloir réexaminer sont libellé.
Ressources supplémentaires:
Dachis, Benjamin, Blake Shaffer et Vincent Thivierge. « All’s Well that Ends Well: Addressing End-of-Life Liabilities for Oil and Gas Wells » [en anglais seulement], C.D. Howe Institute Commentary, no 492, septembre 2017.
Muehlenbachs, Lucija. « 80,000 Inactive Oil Wells: A Blessing or a Curse? » [en anglais seulement], SPP Briefing Paper, Vol. 10, Issue 3, The School of Public Policy, Université de Calgary, février 2017.
Auteurs : Alexandre Lavoie et Michaël Lambert-Racine, Biblothèque du Parlement
Catégories :Agriculture, environnement, pêches et ressources naturelles, Lois, justice et droits