Le bien-être d’un pays : origine de l’expression « paix, ordre et bon gouvernement »

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Available in English: ‘Welfare’ of a Nation: The Origins of ‘Peace, Order and Good Government’

Il y a quelque 150 ans, les Pères de la Confédération ont lancé une expression qui allait définir le pouvoir législatif du Parlement par rapport aux provinces. On peut lire l’expression « la paix, l’ordre et le bon gouvernement » au début de l’article 91 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, aujourd’hui la Loi constitutionnelle de 1867.

Les articles 91 et 92 énoncent la division des pouvoirs entre le fédéral et les provinces. La mention de la paix, de l’ordre et du bon gouvernement établit que le Parlement fédéral peut faire

[d]es lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces.

Cette disposition, communément appelée le pouvoir POBG, accorde au Parlement fédéral la compétence résiduaire pour les domaines du droit qui ne sont pas énoncés aux articles 91 et 92 (contrairement à d’autres constitutions, comme celle de l’Australie et des États‑Unis, qui accordent la compétence résiduaire aux législatures d’État).

Depuis 150 ans, on interprète le pouvoir POBG et on l’invoque pour établir des lois fédérales lorsqu’il y a un vide dans la division des compétences fédérales et provinciales, pour des questions d’intérêt national et pour des situations d’urgence.

Pourtant, les origines du pouvoir POBG n’ont rien à voir avec l’ordre. Ses racines se trouvent plutôt dans le bien-être. En fait, le Parlement a failli se retrouver avec le pouvoir d’établir des lois pour la paix, le bien-être et le bon gouvernement.

Il y a une grande différence entre la signification de « bien-être » et d’« ordre » et les connotations qui y sont associées. Selon le philosophe et auteur canadien John Ralston Saul, par « bien-être » on entend, depuis le Moyen-Âge, l’assurance du bien-être d’une personne dans la société (John Ralston Saul, Mon pays métis, (Viking Canada, Toronto, ON: 2008, p. 120 et 121).

Toutefois, « ordre » pourrait suggérer le maintien du contrôle, par exemple, en cas de guerres ou d’urgences nationales (voir par exemple H.A. Smith, « The Residue of Power in Canada », Canadian Bar Review 4 (1926), p. 432 à 439).

« Les Pères de la Confédération à la Conférence de Charlottetown »
George P. Roberts / Bibliothèque et Archives Canada / C-000733

A. Paix, bien-être et bon gouvernement : des débuts à la Confédération

La déclaration de la relation de « paix, bien-être et bon gouvernement » entre les gouvernants et les gouvernés apparaît dès les débuts britanniques du Canada. On la retrouve dans presque tous les documents de fondation du Canada qui mèneront à la Confédération en 1867.

L’expression fait son apparition en Nouvelle-Écosse, dans les directives au gouverneur de la Nouvelle‑Écosse en 1749, et on la retrouve en 1758. Elle apparaît avec la proclamation annonçant la première élection d’une assemblée représentative sur le territoire, qui aura le pouvoir de faire des lois « pour préserver la paix publique, le bien-être des citoyens et la bonne gouvernance de la province ».

Dans la Proclamation royale du Roi George III, du 4 octobre 1763, on reprend l’expression en établissant l’administration des colonies britanniques en Amérique du Nord qui faisaient auparavant partie de la Nouvelle‑France. La Proclamation prévoit la création d’un gouvernement civil avec une assemblée représentative et le droit anglais dans les colonies de Québec, de la Floride orientale, de la Floride occidentale et de Grenade. Elle leur permet de faire des lois pour « la paix publique, le bon ordre ainsi que le bon gouvernement ».

L’expression est maintenue dans l’Acte de Québec de 1774. On y précise que la colonie devra être gouvernée par un gouverneur et des conseillers nommés qui auront « le pouvoir et autorité de faire des Ordonnances pour la Police, le bonheur et bon gouvernement de la dite province ».

L’expression « la paix, le bonheur et le bon gouvernement » réapparaît dans l’Acte constitutionnel (1791), qui divise la Province de Québec en deux colonies : le Haut-Canada et le Bas-Canada. Et encore une fois dans l’Acte d’Union (1840), qui réunit les deux colonies pour former la Province du Canada, où on peut lire « pour la paix, le bien-être et le bon Gouvernement ».

À l’automne 1864, les Pères de la Confédération se réunissent à Québec pour poursuivre les discussions entamées plus tôt dans l’année à Charlottetown. Ils reprennent l’expression « pour la paix, le bien-être et le bon gouvernement » pour décrire leur compréhension des pouvoirs qui seront distribués au Parlement fédéral, tel que décrit à la Résolution 29 des 72 résolutions de la Conférence de Québec.

Tout juste deux ans plus tard, en décembre 1866, les délégués britanniques en Amérique du Nord se réunissent à Londres pour préparer et finaliser les détails concernant la confédération. Ils conservent la formulation « pour la paix, le bien-être et le bon gouvernement » pour la compétence fédérale dans les Résolutions de Londres (à la résolution 28) [disponible en anglais seulement].

B. Janvier 1867 : « Bien-être » devient « ordre » dans la rédaction de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique

Toutefois, en janvier 1867, à mesure que prend forme l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, l’expression « paix, bien-être et bon gouvernement » devient « paix, ordre et bon gouvernement », que les constitutionnalistes canadiens connaissent si bien aujourd’hui.

Il existe diverses théories pour expliquer ce changement. Une théorie, proposée par Stephen Eggleston, dans son document « The myth and mystery of POgG », veut que le libellé découle simplement d’une préférence terminologique d’un aristocrate britannique et d’un membre de son personnel. On parle ici du secrétaire des colonies Lord Carnarvon, et du rédacteur législatif en chef F.S. Reilly, tous deux très impliqués dans la rédaction du projet de loi.

Par contre, John Ralston Saul rejette cette idée attribuant le changement de « bien-être » à « ordre » à « une erreur de transcription ou à l’initiative d’un jeune fonctionnaire britannique [M. Reilly] ». Selon lui, les délégués canadiens à Londres étaient « extrêmement intelligents » et « avaient longuement discuté de chaque mot de l’AANB ».

Selon M. Saul, cette mention de « l’ordre » suppose l’autorité et le pouvoir et, ultimement, la responsabilité financière pour les politiques et les programmes comme la défense (John Ralston Saul, Mon pays métis, (Viking Canada, Toronto, ON: 2008), p. 157 à 160).

D’autres pensent qu’il y a un lien entre le bien-être, les droits civils et la propriété. En fait, dans les premières ébauches de l’AANB, les éléments de droits civils et de propriété sont des compétences partagées et concurrentes. Peut-être que la mention de « bien-être » a pris une connotation liée aux droits civils et à la propriété qui a été rejetée par les délégués lorsqu’on a déterminé que les droits civils et la propriété seraient une compétence provinciale.

Quelle que soit la motivation derrière le changement de libellé dans la rédaction de l’AANB, la division des pouvoirs prévue aux articles 91 et 92 de l’AANB traduit une volonté de rassembler les visions des délégués et des rédacteurs de la fédération canadienne naissante.

Lord Carnarvon, en présentant le projet de loi de l’AANB à la Chambre des lords (à la deuxième lecture, le 19 février 1867) [disponible en anglais seulement], parle de la distribution des pouvoirs comme étant « la partie la plus délicate et la plus importante » du projet de loi créant le Dominion du Canada :

Le but que nous nous proposons véritablement est de donner au gouvernement central ces hautes fonctions et ces pouvoirs presque souverains par lesquels on peut assurer le respect des principes d’ordre général et l’uniformité de la législation relativement à ces questions qui intéressent toutes les provinces; et, en même temps, de conserver aux provinces une liberté municipale et une autonomie assez étendues pour leur permettre et, en réalité, les forcer d’exercer ces pouvoirs relatifs aux affaires d’intérêt régional qu’ils peuvent exercer avec grand avantage pour la communauté.

L’intention derrière les articles 91 et 92 de l’AANB était de voir à ce que le gouvernement fédéral ait le pouvoir de régler des enjeux d’intérêt commun à toutes les provinces (que ce soit pour le bien-être ou l’ordre), tandis que chaque province aurait le pouvoir d’adapter ses propres lois. Quelque 150 ans plus tard, la division des pouvoirs demeure délicate, mais tout de même intacte.

Enfin, alors que les sections de la division des pouvoirs de la constitution ne se réfèrent pas au «bien-être», le terme occupe une place prépondérante dans le préambule de la Loi sur l’ANB, qui stipule qu’une union des provinces dans le Dominion du Canada «aurait l’effet de développer la prospérité [bien-être] des provinces » ainsi que de l’Empire britannique.

À lire également

– Dara Lithwick, Un pas de deux : La répartition des pouvoirs législatifs entre le fédéral et les provinces aux articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867.

La démocratie parlementaire en Nouvelle-Écosse : Début et évolution.

– Stephen Eggleston, « The myth and mystery of POgG ».

– John Ralston Saul, Mon pays métis, (Viking Canada, Toronto, ON: 2008).

Auteure : Dara Lithwick, Bibliothèque du Parlement



Catégories :Gouvernement, Parlement et politique, Lois, justice et droits

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